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“L’automate spirituel” et le travail humain, par Nathan Devers

Article publié dans le magazine du Groupe IBL, together n°6

Et si, au lieu de représenter un danger, l’intelligence artificielle nous offrait au contraire l’occasion de donner plus de sens à notre vie professionnelle ?

Dans une brillante uchronie publiée récemment, Si Rome n’avait pas chuté, l’historien Raphaël Doan imagine ce que serait devenu l’Empire Romain s’il avait découvert l’électricité, l’ordinateur et, surtout, la réalité virtuelle ainsi que l’intelligence artificielle. Il fait l’hypothèse que, face à de telles innovations, cette civilisation serait devenue invincible, qu’elle continuerait de rayonner aujourd’hui. Avec ce postulat fictif, nous voilà confrontés à une question abyssale : comment nos sociétés peuvent-elles s’approprier les nouveautés techniques ?

De fait, les machines sont nos meilleurs miroirs. Toute l’histoire de la technologie déploie ce prégnant face à face entre les outils et le travail humain. Progressivement, des facultés dont nous pensions être les seuls dépositaires ont été imitées, parfois surpassées, par les engins que nous façonnions : des clepsydres aux montres à quartz, de l’abaque aux calculatrices électroniques, l’histoire des machines est celle d’un progrès continu vers l’anthropisation du monde.

Autrement dit, au lieu de craindre que les algorithmes, le métavers ou encore ChatGPT nous aliènent, il serait préférable de rappeler que ces ouvrages s’inscrivent dans la grande épopée de la maîtrise humaine. Mais, s’il est aisément concevable qu’on puisse mécaniser des capacités manuelles ou physiques, comment avons-nous pu automatiser l’esprit ? Quelles seront les conséquences d’une telle révolution ? Et comment l’utiliser à bon escient, pour qu’elle nous émancipe, notamment dans le monde du travail ?

Commençons par une brève généalogie, centrale pour appréhender ces phénomènes. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’intelligence artificielle fut inventée avant l’ordinateur, soit au début de la Seconde Guerre mondiale, par un groupe de savants éclectiques, à la fois philosophes, biologistes, neuroscientifiques et ingénieurs. Ce mouvement, nommé la cybernétique, répondait à une ambition : montrer que l’intelligence n’est pas le propre de l’homme, mais qu’elle peut être répliquée par des artifices techniques.

L’un de ses théoriciens, Norbert Wiener, expliquait en effet que la cognition consiste à assimiler, traiter, réguler et contrôler des informations en provenance du monde extérieur. Or, s’il est évident qu’un cerveau fonctionne de la sorte, rien n’empêche que des machines parviennent à opérer ainsi, surtout si elles sont homéostatiques, c’est-à-dire si elles réussissent à maintenir leur équilibre à l’instar d’un système vivant. Cette découverte, aux yeux de Wiener, est aussi enthousiasmante que vertigineuse : “ce développement, écrit-il, ouvre de nouvelles possibilités, pour le meilleur et pour le pire.”

Soixante-dix ans plus tard, la phrase de Norbert Wiener a gagné en acuité. À l’heure où le télétravail s’est imposé à la faveur de la crise sanitaire, où des agents conversationnels comme ChatGPT permettent à un logiciel d’écrire des textes plus humains que nature, où la vie des entreprises pourrait avoir lieu sur des métavers, nous sommes plongés dans une alternative importante : comment faire pour que les intelligences artificielles, au lieu de penser à notre place, nous secondent dans nos activités intellectuelles ? Pour que les phénomènes numériques contribuent à notre épanouissement individuel et collectif.

On notera ainsi, pour tordre le cou à une idée reçue, que l’intelligence artificielle ne se substitue pas à totalité de la pensée humaine. S’il est vrai que des algorithmes ressemblent à notre esprit, ces derniers ne peuvent pas ressentir, imaginer, méditer comme nous.

En philosophie de l’esprit, on distingue, à la suite des travaux de David Chalmers, deux types de conscience : la conscience d’accès, qui agence des idées selon des liens logiques, et la conscience phénoménale, qui éprouve des émotions. Or, seule la première est susceptible d’être reproduite par la technologie : ChatGPT peut, certes, écrire un mémo pour un employé, mais il sera incapable de savoir comment l’utiliser à bon escient, et quelles décisions prendre, car cela suppose de penser à la première personne.

S’il est vrai que des algorithmes ressemblent à notre esprit, ces derniers ne peuvent pas ressentir, imaginer, méditer comme nous

Cette distinction est cruciale pour penser l’impact de l’intelligence artificielle sur le monde du travail. Loin de croire que les algorithmes vont nous remplacer, nous devrions plutôt remarquer qu’ils ne reproduisent qu’une part restreinte de nos activités professionnelles, celles qui sont d’ores et déjà artificialisables et qui ne sollicitent pas le travailleur en sa subjectivité. D’où il suit que ce phénomène nous invite à repenser radicalement le monde du travail : de même que la mécanisation des activités manuelles, au XIXe siècle, a contribué à réduire le poids du labeur physique, de même qu’elle a transféré sur des automates la pénibilité humaine, de même qu’elle a donné naissance aux droits des travailleurs, ainsi la révolution numérique présente-t-elle l’occasion d’amenuiser les contraintes intellectuelles de nos vies professionnelles. Nous n’en penserons pas moins, mais nous penserons mieux.

Concrètement, il est permis de rêver que l’intelligence artificielle, loin de nous aliéner, contribue à humaniser davantage le monde de l’entreprise. Une nouvelle répartition des tâches se dessinerait peu à peu entre les automates spirituels et leurs utilisateurs vivants. Les premiers s’empareraient progressivement des opérations les plus répétitives, ennuyeuses, fastidieuses. Les seconds n’en deviendront pas pour autant inutiles. Bien au contraire, ils pourraient mettre à profit ce vide pour en créer du plein.

Quel que soit leur secteur professionnel, les employés auraient toute licence pour donner davantage de sens à leur travail : dans le journalisme, la banque, le conseil, mais aussi dans les arts, nous prêterions moins d’attention aux tâches laborieuses pour nous investir davantage dans celles qui, qualitatives, nous sollicitent en propre, dans notre imagination et notre singularité. Le travail se libèrerait ainsi de sa triste étymologie : au lieu d’être un lieu de tripalium (torture), il deviendrait un théâtre de créativité.

L’image de cet article a été générée par Midjourney à partir d’une photo originale de Nathan Devers et avec les mots-clés : Une idée reçue, que l’intelligence artificielle ne se substitue pas à totalité de la pensée humaine, intelligence artificielle, art, humanité, créativité

Nathan Devers

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, Nathan Devers est auteur de quatre ouvrages philosophiques et littéraires, Généalogie de la religion (Cerf, 2019), Ciel et terre (Flammarion, 2020, prix Edmée de La Rochefoucauld), Espace fumeur (Grasset, 2021), Les liens artificiels (Albin Michel, 2022, finaliste du prix Renaudot et Goncourt des lycéens, lauréat des choix Goncourt de l’Orient, l’Italie et la République tchèque). Doctorant à l’université Bordeaux-Montaigne, il y enseigne la philosophie. Il est également éditeur de la revue La Règle du jeu (Grasset) et chroniqueur à la télévision sur France 3, Arte, CNews et i24.

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